Au cas où Chubut, je perds les pédales

Mercredi 17 février, attaque du Chubut à la Blitz-cyclette
J'attends ce jour comme la revanche de samedi dernier car il est prévu un vent de NNE de 30km/h...
Malédiction! Du lit j'entends la pluie qui martèle le toit. Je finis par me lever, mets mon ciré pour aller au petit-déjeuner. De la salle où l'on serpille l'eau qui passe sous les portes, je vois le sombre horizon annonçant une suite d'averses et... pas de vent.
Puerto Madryn est à 80km.
Je me décide à partir dans une accalmie. Une heure après, c'est la trombe.
Au fait de rouler sous la pluie s'ajoutent les paquets que je prends à chaque passage de camion, autant dire souvent.
Puis ça s'éclaircit. Et le vent promit finit par arriver. Nouvel espoir de rallier directement Trelew. J'arrive même sec à la station service qui précède Madryn ; restauration et c'est reparti pour les 60km restants, il 14h.
A côté de la route, il y a un élargissement en cours pour faire une quatre-voies. Hehehe : 7m d'asphalte tout neuf pour moi tout seul avec le vent qui pousse, et qui pousse bien -sûrement Hermès est allé botter les fesses d'Eole pour qu'il se corrige un peu.
Je boucle les 60km en 2h! 30km/h de moyenne sur ce tronçon qui finit dans une longue descente au milieu de la vallée du Rio Chubut dans laquelle s'est édifiée Trelew.
Le camping est fermé et le plus proche est à 15km à l'est. Je m'installe dans un hostel près du centre et décide de faire un jour de pause dans cette ville pas désagréable.


Jeudi 18 février, le vélosaure avait-il de grandes dents à son pignon?
"Paie tes ratiches, c'est m'sieur Colguète qu'aurait fait fortune"
Je profite de ce temps libre pour un moment d'instruction au musée paléontologique.
La géomorphologie locale, les mouvements de terrain et le climat semblent propices à la conservation et la recherche de fossiles végétaux ou animaux et de squelettes de dinosaures. Le Chubut est donc un spot classique pour tout paléontologue qui veut un os à ronger. Et puis tu peux casser tous les cailloux que tu veux et creuser autant de trous, avant de déranger les voisins, il va se passer un moment.
Bon, difficile de retenir toutes les explications scientifiques, je suis plutôt fasciné par l'aspect esthétique et monstrueux de ces bestioles d'outre-temps. Certain petits volatiles me rappellent ceux des Caprices de Goya -cette fois en blanc sur fond noir et non l'inverse.
Au passage je remarque que plus les dents sont longues, plus la boîte crânienne est petite... En tout cas plus petite que les oeufs. Quand je pense qu'il m'en faut trois pour faire un gâteau au chocolat... J'imagine la cuisine paléontologique : "Oh les gars! v'nez m'aider à mettre le plat dans le four! Faîtes attention à ne pas tomber dedans! Ho hisse! et hop, 48h de cuisson..."
Un autre aspect amusant est la géopolitique appliquée à la paléontologie. Où l'on apprend que "le roi des géants", l'argentinosaure (rien que ça) est le plus lourd de tous les êtres ayant vécu sur la planète et surtout il est précisé qu'il met facilement KO l'ultrasaure (rien que ça aussi) d'Amérique du nord... Toute une poésie. Et peu après ce dessin :
Qu'est-ce qui se passe? Ils ont une défense de mammouth contre quelqu'un? En tout cas, quand on me demande si je viens des Etats-Unis, je m'empresse de répondre que non...
Bon un dernier petit exercice pour les méninges : celui qui me sort ce nom sans se tromper au saut du lit gagne 10 milliard de cure-dents faits avec un orteil d'argentinosaure.











Vendredi 19 février, j'chauffe? Chubut!
Allez au boulot!
Je sors de Trelew à 8h30. Comme la ville est au fond de la vallée, en arrivant c'était le bonheur. Mais maintenant, il faut sortir... Donc ça monte, et c'est long.
Des virages - au moins ça change- entre des collines -ça change aussi- sèches -ça ça ne change pas. Désolé pour la culture, mais cela me rappelle surtout Bip Bip et Coyote. C'est quand même fort de faire toute une série avec deux personnages évoluant toujours dans le même décors... Quant aux dialogues...
-"Bip-bip!" Ça c'est un camion qui veut que je dégage sur la banquina.
Enfin le plateau -après deux ou trois faux-espoirs- et... le vent bien sûr! Au sud-ouest, donc là où il ne faut pas.
Comme j'ai l'intention de faire les 400km qui me séparent de Comodoro Rivadavia en quatre jours, je me suis promis d'y aller tranquille et de m'arrêter régulièrement toute les heure et demie. Ce n'est pas trop difficile à respecter car côté genoux, ça commence à tirailler féroce.
Ne reste plus qu'à trouver les bons coins à pause. Se protéger du vent? Ne pas y penser. Du soleil? Ouf, un panneau!
En fin de journée le vent se renforce en tournant au sud -grr- mais j'arrive à Uzcudun, poste de combustible à 132km de Trelew, à 19h, heure à laquelle je pensais m'arrêter de toute façon.
Je campe à 50m de la station, dans un champ de pierres et d'éclats de verre. Et pas moyen de se laver.


Samedi 20 février, est-ce que j'déraille ou bien...
Courte étape prévue d'environ 60km jusqu'à Garayalde, autre hameau avec station service.
Pas de vent, tout file pour le mieux...mais à une dizaine de km du but, j'entends la chaîne qui frotte sur le changeur de plateau et je sens du jeu dans le pédalier. Je pense qu'il faut juste resserrer au niveau des pédales et j'attends la fin de la côte dans laquelle je suis.
Je m'arrête à 50m derrière un camion dont le chauffeur est au bord de la route. Carlos a cassé sa transmission et doit attendre là quatre jours qu'on lui apporte la pièce. Comme je n'ai pas de clés à douille, je lui emprunte, mais le problème est en fait plus compliqué. C'est le filetage derrière qui est rongé mais il faut un outil spécial pour retirer les plateaux qui gênent l'accès.
Après diverses tentatives, Carlos parvient à bloquer le pédalier avec un bout de fil de fer. Le système D Argentin m'explique-t-il et ça marche. Je l'abandonne donc sur son bord de route et arrive à Garayalde.
Un coin de terre à peu près confortable pour la tente -seulement une crotte de chien et un oiseau mort- et un peu de temps devant moi pour une sieste. Toujours pas de douche, mais là il faut vraiment que j'élimine deux jours de sueur, donc je profite de quelques rayons de soleil pour un lavage à la bouteille. Je me frotte donc les fesses juste vêtu de mon caleçon de cycliste au milieu des clients de la station, je doute qu'on m'adresse la parole aujourd'hui mais au moins je serai bien dans mon duvet.


Dimanche 21 février, p'têt que je perds les pédales...
Petit matin dans la brume. Tous les voyageurs et les routiers qui se sont arrêtés pour la nuit se réveillent peu à peu et chacun se prépare à poursuivre sa route. Je roule ma tente trempée et je me lance moi-même sur le bitume. Je regarde le menu du jour sur mon cahier : vent du nord, hehehe bueno. Donc le programme est le suivant, il y a 180km jusqu'à Comodoro Rivadavia à faire en deux jours, donc je roule un maximum aujourd'hui pour ne pas trop souffrir demain quand le vent va tourner.
Le ventilo qui pousse, juste ce qu'il faut de soleil, un vrai bonheur. Une heure passe, je suis sur la base de 20-25km/h. Je pourrai envisager de tracer direct jusqu'à Comodoro.

Et puis je sens petit à petit comme une souplesse dans la pédale. Il suffit de s'arrêter pour resserrer le fil de fer. Ça casse. Mais Carlos m'a donné de la réserve. Donc on continue. 5km plus loin, de nouveau les plateaux dansent et la chaîne frotte des deux côtés du changeur. Nouvel arrêt, nouveau fil. Ça se complique car il semble que le pas de vis de l'autre côté soit également rongé. Bon, peut-être avec un deuxième fil de fer? 2km, "frtrfrtrfrt", ok je resserre. 1km "frtfrt". Bon je ne m'arrête pas mais je garde de la tension sur le changeur de plateau pour limiter les frottements. Une crampe de pouce plus tard, nouveau stop. Cette fois je mets directement de la tension dans le câble. Ah mais zut, j'peux plus être sur le troisième plateau, je ne vais quand même pas me traîner sur le deuxième plateau avec le vent dans le dos? frtrftrrft, je resserre le fil. 1km, ça se balance encore, fil cassé, nouvel essai. 3km, ça se gondole de plus en plus. Crrccrrrccrrrcrcrrrr..."Pffffffff, fais chier, putaiiiiiiiiin..." Les ambitions sont revues à la baisse. Aiaiaie, il faut que je fasse plus de la moitié aujourd'hui quand même car une chose est sûre : l'état de la bici ne s'arrangera pas tout seul durant la nuit et ce qui est galère maintenant avec le vent favorable deviendra un enfer demain avec le vent contraire. frtrfrtfrtfrtfr. Aaarglll, je vais devenir fou.
Bon une décision radicale après deux heures de tentatives merdouilleuses, les pédales ondulent à souhait mais je pense qu'elles atteignent leur jeu maximal, donc je dégage le changeur de plateau, je mets la chaîne sur le troisième et je roule jusqu'à Comodoro Rivadavia sur une seule vitesse.
Chaque fois que je regarde mes pieds, j'ai l'impression que ça va me rester dans les mains... Il suffit de regarder bien devant et de ne pas penser. Ça n'avance pas si mal, je refais même mon retard et à 16h il reste environ 80km. J'envisage donc de nouveau de boucler dans la soirée.

Et puis surprise, après quelques derniers efforts, une longue descente de plus de 20km pour arriver aux abords de Comodoro Rivadavia. C'est toujours agréable d'avoir du plaisir!

Pour ne pas en rajouter, j'ancre dans le premier camping que je croise. J'ai contacté la famille Martinez Pouza par couchsurfing, mais en précisant une arrivée lundi ; et puis je suis complétement cramé. Donc dodo...



Mes pires ennemis et le réconfort à Sierra Grande



Samedi 13 février, enfoiré d'Eole,
Je sors de San Antonio Oeste à 8h30 pour affronter la pire journée depuis le début, 130km. Je sais que le vent sera de face mais normalement pas trop fort. Et puis j'ai dit à Juan Ignacio que j'arriverai samedi soir chez ses parents à Sierra Grande, donc je bouge.
A la sortie de la ville je croise le plus impressionnant site dédié au Gauchito Gil. Il s'agit d'un saint/héros populaire vénéré dans toute l'Argentine et l'on rencontre régulièrement des autels au bord de la route pour le célébrer et lui faire des offrandes. Il a toujours les même attributs vestimentaires et est entouré de banières rouges. Sa légende est basée sur la vie d'un gaucho ayant vécu dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Parti en guerre contre le Paraguay puis déserteur, les versions varient sur les raisons de son conflit avec les autorités de la province de Corrientes, entre une romance interdite et des actions de Robin des Bois. Il finit pendu ou pendu par les pieds et la gorge tranchée. Avant d'être exécuté, il prédit à son bourreau que son fils mourra de fièvre. Quand il revient chez lui, son fils est déjà malade. Il retourne donc au lieu du meurtre pour donner une sépulture honorable au gaucho, prie pour son intervention, et finalement son fils guérit. La sépulture de Gil est un lieu de pélerinage très fréquenté à Mercedes.
"Punaise, c'est un peu violent quand même."
Je me refais le film de mes consultations météorologiques, je crois que j'ai pris la vitesse en noeuds pour des km/h. Galèèèèèèèèèrrreeeee...
A cela s'ajoute une certaine agressivité que je n'avais jusque là pas rencontrée. Certains me rasent les fesses quand il y a toute la place pour doubler, coup de klaxon en prime. Nan c'est vraiment pas le jour, "Arrrrgl, tu l'vois çuila connard!?"
Aucun répit, pas un arbre, toutes les pauses dans le vent sous le soleil... J'épuise tout mon stock d'eau et de grignotage. 30km avant Sierra Grande, cela devient horrible et les 10 derniers km sont pires encore : une suite de côtes et de faux-plats interminables (avec effet d'accélération du vent).
"Si j'avais su, j'aurai pas v'nu."
Je finis par arriver à Sierra Grande au salon de coiffure des parents de Juan Ignacio, Raquel et Braulio. Ils ne m'attendaient aujourd'hui, comme prévu, pensant que j'aurai renoncé à quitter San Antonio en attendant un vent plus calme.


Dimanche 14 à mardi 16, relâche,
Pourquoi autant de violence alors qu'on peut être si bien au chaud devant un bon repas.

L'accueil de Braulio et Raquel est excepcionnel, comme la cuisine : brioche maison, gnocchi de même, parrilla etc... Je passe trois jours comme en famille.
Un ensemble de mornes un peu hirsutes et plutôt secs constituent le décor de Sierra Grande, une ville de 10 000 habitants où la plupart des rues sont en terre. Elle doit son existence à la présence de fer dans la sierra et son exploitation depuis une cinquantaine d'année. La mine reste la principale ressource, même après une réduction de l'activité à la fin des année 80.

La nouvelle opportunité de développement de la commune se situe à 30km, au bord de la mer. Playas Doradas, le nom du site, reçoit de plus en plus de touristes chaque année et l'on y assiste à une frénésie de construction de résidences secondaires. Il n'y a vraisemblablement pas de charte ou de normes et cela va du chalet à la maison en brique en passant par le cube de béton ou l'imitation de petit château. Quant au rivage, c'est une longue plage de près de 10km ; une faible pente et la mer qui se retire au loin ; cela me rappelle les plages de la Manche.
Malheureusement, il y a un vent glacial du sud-est et c'est donc la balade en ciré en plein coeur de l'été -comme quoi c'est vraiment comme la Manche.
A l'extrémité de la plage, le terminal d'embarquement pour le fer.
Encore une demi-journée, le temps de faire l'inévitable tour à la bicicleteria pour voir les vitesses et un passage à la menuiserie pour récupérer le bois nécessaire à la nouvelle corbeille du salon de coiffure de la famille Barua.

Dernier bon repas de Raquel et je repars le mardi soir pour Arroyo Verde à 55km de là. Il est plus de 18h quand je pars et je fais la fin du parcours de nuit pour arriver à un resto-hospedaje où il reste un coin pour dormir, sol en béton et porte en tôle.